La cassure
Jean-Pierre Faye
« C’était la même lumière cassée de la lampe, quand je me suis retrouvé assis et ahuri, écoutant le cri qui avait recommencé encore, c’était une troisième fois cette voix étouffée et un bruit de fenêtre bloquée et forcée, puis battant dans l’espagnolette. Toute lumière était éteinte dans la petite cour dont le mur d’en face paraissait à portée de la main, et tout se tenait maintenant tranquille à côté, le sommier a simplement grincé un peu. Le lendemain matin pourtant le cauchemar indiscret a tout de suite tenu lieu de complicité entre nous, et tu me jetais un coup d’œil oblique, évasivement contrit, juste après avoir dit très vite à la patronne que tu avais cassé une lampe sans faire exprès, debout devant le comptoir, les chevilles jointes et minces, au tendon mal dessiné et à peine dégagé du mollet, enfantines de rondeur. En te retournant tu avais une grimace rapide à la cantonade, et tu prenais une chaise là devant, face au mur auquel les premiers arrivés choisissent plutôt de s’adosser, presque seule devant tous, là même où le sieur Charpin dégustait ce matin son pain beurré au goût de poireau et de fer, tu écoutais encore le cri et la fenêtre, avec une envie de rire quand tu baissais les yeux, près de cette piqûre de moustique à l’ombre des cheveux sur la joue, mûrie dans la cour étouffante juste avant le roulis des tramways en dormant. C’est le lendemain seulement que tu as pris un nom, guetté inutilement au comptoir au moment où se remplissait la fiche, tu l’écrivais derrière ton épaule sans que l’on puisse lire, Guiza, debout au comptoir et la tête penchée en avant, le geste et le nom dessinaient ton épaule comme une lampe cachée qui tracerait la frange des choses en restant invisible. Puis tu as payé très vite et tu es sortie, portant à ta gauche la courte valise à fermeture-éclair, bombée et lourde, trop lourde pour son volume, pleine de livres. Un foulard rouge restait sur la chaise. »
Lien n°2 de L’Hexagramme, La Cassure est l’inverse d’Entre les rues. Là où le narrateur souffrait de ne pas souffrir, Guiza est la douleur même, la douleur d’un abîme psychique indolore. À cette cassure sensorielle s’ajoute la cassure à l’intérieur du couple que forment (que formaient ?) Guiza et Simon ; et non pas seulement parce que Guiza, à chaque instant disparaît ; Simon lui-même ne cesse de fournir à ces départs ce qui, pour toute autre femme aurait été d’excellentes raisons : depuis la nuit passée avec Estelle jusqu’à l’amour qui peu à peu le pousse vers Liana. De part et d’autre de cette ligne brisée Simon-Guiza, la cassure passe enfin par deux mondes, celui des militants syndicalistes et celui de la bourgeoise. Ainsi le récit de Jean-Pierre Faye s’approche-t-il comme en tournant, d’un unique foyer.
233 pages
Prix : 13 euros
ISBN : 978-2-954-1100-3-5
Parution : novembre 2013